Kim Jiyoung, née en 1982 : quand la fiction rejoint la réalité
“Kim Jiyoung est une femme ordinaire, affublée d’un prénom commun – le plus donné en Corée du Sud en 1982, l’année de sa naissance. Elle vit à Séoul avec son mari de trois ans son aîné et leur petite fille. Elle a un travail qu’elle aime mais qu’il lui faut quitter pour élever son enfant. Et puis un jour, elle commence à parler avec la voix d’autres femmes. Que peut-il bien lui être arrivé ?”
En 2019, le premier roman de l’auteure sud-coréenne Cho Nam-joo, “Kim Jiyoung, née en 1982″, devient un best-seller traduit dans une vingtaine de langues. Malgré son succès, il a créé une énorme polémique dans son pays d’origine, au point où le simple fait de dire qu’on l’avait lu, pouvait provoquer une vague de harcèlement. La question que tout le monde se pose alors : pourquoi une telle réaction ? Parce qu’il décrit tout simplement la vie d’une femme.
L’emploi du “tout simplement” ici n’est pas qu’un effet de style mais c’est la description de la vie de Kim Jiyougn, une femme ordinaire. Après une mise en contexte du problème mental dont semble souffrir l’héroïne et une brève plongée dans la vie de sa mère, l’auteure raconte la vie de Kim Jiyoung. Les phrases sont courtes, le style sans fioriture et ne fait pas de détour. L’auteure ne donne pas l’impression de chercher la compassion puisqu’il n’y a pas d’émotions ressenties autres que celles du personnage principal. L’auteure ne cherche pas à embellir ou assombrir son œuvre, mais retranscrit les faits avec authenticité. Et c’est certainement ce fait qui a fait le succès du livre. Cho Nam-joo a précisé dans une interview que ce n’était pas une œuvre autobiographique mais qu’elle s’était inspirée de témoignages de plusieurs femmes. Pourtant, la justesse de son assemblage rend l’histoire réelle et la majorité des femmes — coréennes ou non — pourront au moins se reconnaître une fois dans le roman. Les nombreuses données concrètes qu’elle a insérées dans le livre (chiffres, extrait de lois etc.) ne font que renforcer la vraisemblance des événements narrés.
Ainsi, on apprend dans le roman que la notion de sacrifice est quelque chose que les femmes apprennent très tôt au cours de leur vie. À cause de la hiérarchie patriarcale omniprésente, l’homme est au centre de tous les privilèges — que ce soit pendant les repas, à l’école ou au travail, pour ne donner que quelques exemples — les femmes n’ont presque pas de place dans la société. Cet espace réduit au sein de la société coréenne amène alors une pression immense sur les femmes. Elles ne sont pas libres de choisir ce qu’elles veulent faire ou être. Ainsi, que ce soit au niveau de leurs études, leurs choix de carrière ou leur vie familiale, la population féminine doit tout adapter en fonction de leur mari, de leur famille ou des attentes de la société. Par exemple, si une jeune femme veut faire carrière, elle sera poussée à choisir quelque chose de compatible avec une vie de famille, puisqu’il est encore difficilement concevable de nos jours qu’une femme n’ait pas d’enfant.
En plus de cette pression, on remarque une absence presque complète d’empathie envers les femmes. Leurs sentiments sont niés ou déformés et leurs voix ne sont jamais entendues. Ainsi, l’avortement est exclusivement la responsabilité de la femme, sans que ses sentiments ou son avis sur la question ne soit pris en compte dans le processus. Quand on apprend qu’en Corée du Sud, des pressions sont exercées sur les femmes sur la question de l’avortement — non pas pour l’empêcher mais pour l’inciter — en instillant l’idée que la femme est seule responsable de cette issue. Ainsi, la mère de Kim Jiyoung devra avorter car elle attend une troisième fille, chose inacceptable et honteuse lorsque l’on a toujours pas de fils.
Si l’on se réfère aux chiffres donnés dans le livre, il est difficile de douter de la véracité de la vie de Kim Jiyoung. Elle représente la génération féminine de ces dernières années. Constamment placée au second plan, toujours aux profits d’hommes et sous pression, elle ne peut qu’essayer de survivre au sein de la société. À cet instant, de notre point vue occidental, même si l’on connaît aussi des problèmes avec le patriarcat, la polémique créée semble vraiment disproportionnée par rapport au livre, puisqu’il reste assez neutre et sans attaque directe envers les hommes.
Le point le plus important qui puisse expliquer cette différence de perception sur “Kim Jiyoung, née en 1982″, c’est la différence qu’il existe entre les fondements de nos sociétés. En effet, si la plupart de l’occident a été influencé par le christianisme, ce n’est pas le cas de l’Extrême-Orient qui a été grandement influencé par les idées du penseur chinois Confucius. Cette idéologie est toujours à la base de la société coréenne et c’est pour cela que le livre de Cho Nam-joo n’y a pas été accepté, puisqu’au-delà de la remise en cause du patriarcat, l’auteure interroge les fondements même de sa société.
En définitive, le livre de Cho Nam-joo tient plus du roman sociologique que de la fiction au vu des données qu’elle a incorporées à son œuvre. On comprend alors pourquoi le livre a si bien fonctionné chez la population féminine et pourquoi il a été attaqué par ceux qui sont indirectement dénoncés au fil des pages. Au vu de sa qualité, on ne peut que, comme d’habitude, vous conseiller de le lire. Et si la lecture n’est pas à votre goût, un film homonyme est sorti en 2019 et en voici la bande annonce :
https://www.youtube.com/watch?v=4f-XGrn_7Kk
Propos de Lauren PHILIP
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